"Dans cette gestion politique du vivant que Foucault appelle «biopolitique», les résultats de l'incitation à la libre inconséquence ne se feront pas attendre. Les gaspillages individuels, multipliés par le nombre de gaspilleurs, atteignent des totaux impressionnants. Plus de la moitié des trajets effectués en ville au volant d'une voiture couvrent une distance inférieure à 2 km, or, un véhicule n'atteignant sa consommation normale qu'après 5 km, on peut évaluer la perte à 1,5 milliard de litres de carburant. Les 165 milliards de kw/h consommés par les Français pour leur éclairage correspondent à la production de deux centrales nucléaires de 13 000 mégawatts. Une seule suffirait si les foyers étaient équipés d'ampoules moins voraces. Un robinet qui goutte équivaut au moins à 35 000 litres annuels, soit la consommation de cinquante personnes pendant trois ans dans la savane africaine. À ce type de comparaisons, sachant par exemple qu'il faut près de 200 litres pour prendre un bain et 11 litres à une chasse d'eau pour évacuer un flacon d'urine dans une cuvette des W-C, on pourra s'adonner à d'effarants calculs. De tels chiffres pourraient être avancés pour nos actions quotidiennes les plus apparemment anodines.
La question «que puis-je faire ?» prélude déjà à l'aveu d'impuissance, tant il est vrai que, désemparés par l'ampleur du monde, où tout se joue sans nous, nous paraissons quantité microscopique et franchement négligeable au pied des forteresses industrielles, juridiques, étatiques. Mais si notre influence personnelle sur le cours des choses peut être tenue pour nulle, nous restons tout-puissants sur la façon dont ce cours nous traverse, ou sur notre faculté de lui rester imperméable. Les fabricants qui nous inondent d'objets inutiles et de nouveautés facultatives ne persévéreraient pas longtemps s'il n'existait un marché pour la pacotille que les clients approuvent par leurs achats. La propagande économique nous a formés au chacun-pour-soi, voire au chacun-contre-tous, et, après avoir changé notre responsabilité en pouvoir d'achat, elle nous presse de renier pour quelques sous ce à quoi nous croyons. En plaçant le consommateur au coeur de son mécanisme, l'autorité marchande lui donne aussi le moyen d'aiguiser son choix en arme d'un contre-pouvoir, de refuser ce qu'il réprouve, d'encourager ce qu'il défend, de se priver de l'inadmissible, et de passer du statut de rouage à celui de grain de sable.
La notion de citoyenneté évolue. Le citoyen d'Athènes n'est pas le citoyen de la Révolution française, qui n'est plus le citoyen d'aujourd'hui. L'écocitoyen, sans négliger les relations que l'homme entretient avec la société, s'attache à la nécessité pour l'individu d'avoir des gestes et un comportement responsables par rapport au lieu où il vit aussi bien qu'à l'égard de ses semblables. Et voici que cet individu si souvent séparé des autres et de lui-même, fragmenté par le pouvoir consumériste, invité à se nourrir, à s'habiller, à vivre contre ses principes fondamentaux comme un animal dressé contre son instinct, peut s'engager tout entier dans ses choix, ses gestes et ses actes, trouver en lui de quoi se réunifier, pour affirmer haut et fort la cohérence qu'on lui dispute ou qu'on lui interdit, reconquérir ce que Rousseau appelle «l'inaliénable souveraineté individuelle», et y gagner ainsi sa réconciliation. L'homo consummator porte en lui-même la sentence d'un homo ethicus."
Armand Farrachi, "Les Ennemis de la terre" (cité par Bernard Maris, "Antimanuel d'économie. 1: les fourmis", chapitre "La politique dans l'économie").
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